Quand les pigeons valent des millions
PHOTO GETTY IMAGES
Le 15 novembre dernier, une femelle issue d’un élevage d’Anvers, en Belgique, a été vendue à un colombophile chinois pour 1,6 millions d’euros... un record mondial pour une vente aux enchères sur l’internet.
En novembre dernier, un pigeon voyageur a été vendu plus de 2 millions de dollars à un acheteur chinois. Cette transaction spectaculaire a ravivé la curiosité pour la colombophilie. Loin de battre de l’aile, ce passe-temps pour papis s’est transformé en une véritable industrie où des sommes astronomiques sont désormais en jeu. Surtout en Belgique, où le « sport » a été inventé…
Publié le 10 avril 2021 à 6h00
Jean-Christophe Laurence
La Presse https://www.lapresse.ca/international/europe/2021-04-10/la-presse-en-belgique/quand-les-pigeons-valent-des-millions.php
(Bruxelles) Un métier devenu très payant
En Belgique, la colombophilie n’est plus seulement un passe-temps. C’est devenu un métier. Qui rapporte. Beaucoup…
Qu’aimeriez-vous acheter avec 2 millions de dollars ? Une Ferrari ? Un yacht ? Une maison à Westmount ?
En Chine, certaines personnes ne se posent pas cette question : ils achètent des pigeons voyageurs. Belges de préférence.
Le 15 novembre dernier, une femelle issue d’un élevage d’Anvers a ainsi été vendue à un colombophile chinois dans une vente aux enchères numérique.
Son prix : 1,6 million d’euros (2,35 millions CAN).
La nouvelle a fait le tour du monde. Avec raison. Car il s’agissait là d’un record mondial, du moins sur l’internet.
PHOTO FOURNIE PAR PIPA
New Kim, vendue 2,35 millions CAN, telle que décrite sur le site de vente aux enchères PIPA
L’année précédente, un autre pigeon belge avait été adjugé pour 1,25 million d’euros (1,84 million CAN), apparemment au même acheteur. Le record absolu, lui, date de 2018, alors qu’un pigeon a été vendu 2,78 millions d’euros (4,10 millions CAN) dans une vente aux enchères physique, en Chine.
C’est du délire ! Un pigeon qui a la même valeur qu’un cheval de course ou une voiture de luxe, ça ne me dérange pas. Mais là, on est complètement hors sol !
Pierre Bockstael, colombophile de la région de Lille, en France
On est bien loin, en effet, du passe-temps traditionnel pour papis romantiques. Même si les courses de pigeons voyageurs ont toujours impliqué de l’argent, le secteur s’est transformé en une véritable industrie où des sommes astronomiques sont désormais en jeu.
S’acheter du prestige
Il n’y a pas si longtemps, une vente à 100 000 euros (150 000 $ CAN) était considérée comme un évènement. Aujourd’hui, ce chiffre fait pâle figure à côté des ventes conclues sur le Net, tout particulièrement sur le site belge PIPA, leader mondial des ventes aux enchères sur l’internet.
PHOTO FOURNIE PAR PIPA
Nikolaas Gyselbrecht, fondateur et président du site PIPA
Cette explosion du marché serait largement attribuable à l’arrivée des Chinois dans ce « sport » qui a longtemps été une spécialité européenne.
Ce n’est certes pas d’hier qu’on élève des pigeons en Chine. Mais l’apparition d’une classe moyenne, couplée à une obsession toute chinoise pour les jeux d’argent, a fait émerger la colombophilie de masse. On parle aujourd’hui de 500 000 à 1 million d’éleveurs en Chine, sans compter ceux qui aiment jouer, sans pour autant posséder d’oiseaux.
La vente aux enchères du mois de novembre, soigneusement moussée par PIPA, témoigne assez manifestement de cette nouvelle passion asiatique. Elle permet à certains de s’acheter du prestige.
PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE
Tom Van Gaver, colombophile réputé de la région de Zottegem, en Belgique, devant son colombier
C’était une bataille d’ego. Acheter le pigeon le plus cher d’Europe, c’est une façon de se donner de l’importance.
Tom Van Gaver, colombophile réputé de la région de Zottegem, en Belgique
Et d’investir pour l’avenir, précisons-nous. Car si le pigeon a été acheté à ce prix, c’est bel et bien pour la reproduction, et non pour gagner des courses.
New Kim – c’est son petit nom – sera probablement accouplée avec d’autres pigeons de première classe, afin de créer une nouvelle lignée de volatiles ultracompétitifs… qui rapporteront éventuellement un paquet de fric à son propriétaire.
Il faut savoir que pour les pigeons voyageurs, comme pour les chevaux, le pedigree est de première importance. C’est pourquoi la progéniture de New Kim a aussi été vendue à prix fort lors de cette même vente aux enchères. Son propriétaire aurait ainsi écoulé les 445 pigeons de son élevage pour 9,5 millions d’euros (14 millions de dollars). De quoi avoir une belle retraite !
Comment justifier de tels prix ? La réponse est simple : New Kim avait remporté plusieurs courses importantes. Mais surtout : elle était belge. Un sceau de qualité en soi.
De passe-temps à métier
L’expertise belge dans le domaine de la colombophilie n’est plus à démontrer. Si la domestication du pigeon date de 2000 à 3000 ans avant notre ère, c’est en Belgique que se trouve le berceau de la colombophilie, une activité dont « les premières traces écrites remontent à 1784 », selon Françoise Lempereur, auteure du livre Les convoyeurs attendent, paru il y a une vingtaine d’années.
À la fin du XIXe siècle, on compte déjà des dizaines de milliers de colombophiles en Belgique, ainsi qu’en France et aux Pays-Bas. Cette « science » est mise à profit pendant le siège de Paris en 1870, et plus encore lors de la Première Guerre mondiale, quand des pigeons sont envoyés au-dessus de lignes ennemies pour livrer des messages et même prendre des photos. Incroyable mais vrai : certains seront même décorés !
PHOTO FOURNIE PAR FRANÇOISE LEMPEREUR
Colombophile et son pigeon vainqueur d'une compétition en 1954
Avec les années, le sport prend de l’ampleur et la Belgique s’impose comme le leader incontesté dans le domaine. « Il y a la bière belge et il y a les colombophiles belges », lance Tom van Gaver comme une évidence, en comparant les courses belges à la Ligue des champions dans le soccer.
Le secteur se développe et se professionnalise. Il implique bientôt une chaîne d’acteurs, qui vont de l’éleveur aux marchands de graines en passant par les agents, les courtiers, les sites spécialisés, les magazines, les organisateurs de concours, on en passe. Sans surprise, la Fédération colombophile internationale est établie à Bruxelles depuis 1948.
Mais comme partout, l’intérêt pour la colombophilie s’étiole. Alors que l’on comptait 100 000 éleveurs en Belgique il y a 30 ans, on en compterait aujourd’hui à peine plus de 20 000.
L’arrivée du site aux enchères PIPA, en 2001, doublée à l’intérêt des Chinois pour les pigeons belges, a toutefois fait émerger une nouvelle génération de colombophiles. Les éleveurs traditionnels ont été remplacés par des jeunes pros, qui abordent l’activité dans une optique de performance et de rentabilité. Les ventes à distance font le reste.
« Il y a moins d’oiseaux, mais le niveau est beaucoup plus élevé que dans le passé », souligne Tom Van Gaver, 33 ans, en évoquant de nouvelles techniques d’entraînement et de reproduction.
Ce passe-temps est devenu si lucratif que certains n’ont plus besoin d’avoir un emploi. C’est le cas de Jelle Roziers, 38 ans, l’un des 20 éleveurs belges qui gagnent désormais leur vie avec les pigeons.
PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE. LA PRESSE
Jelle Roziers, éleveur
Cet éleveur-vedette, « retraité » depuis 10 ans, dit faire « entre 75 000 et 80 000 euros » (de 110 000 à 118 000 $CAN) de profit par année. Il nous confie avoir acheté deux maisons ces dernières années. Celle où il vit actuellement appartient à un colombophile chinois, qui l’héberge en contrepartie d’une collaboration pour l’élevage et la reproduction.
« C’est bon pour lui et c’est bon pour moi », dit-il, quand on le rencontre dans son colombier, près d’un petit village au nord-ouest de Bruxelles.
Certains nostalgiques regrettent que la colombophilie soit devenue une histoire de gros sous. « L’âme va se perdre si on ne fait pas attention. La commercialisation tue ce genre de choses. C’est bien dommage, mais c’est comme ça », résume Françoise Lempereur.
Mais pour ceux qui font rouler les affaires, il n’y a pas lieu de regretter le temps passé. Que la colombophilie soit devenue une industrie, avec spéculation et ventes « délirantes » à la clé, relève tout simplement d’une évolution naturelle.
C’est du moins ce qu’avance Sjoerd Lei, porte-parole de PIPA, le site aux enchères qui a révolutionné la discipline.
« Le sport change, j’imagine que c’est normal. Mais je ne pense pas que ça tue le secteur. Absolument pas. Si de nouveaux joueurs sont attirés, c’est parce qu’il y a de l’argent à faire. »
« Pour tout dire, je ne serais pas surpris que d’autres pigeons soient vendus plus cher à l’avenir. Si un autre super-pigeon apparaît, les prix peuvent encore monter. Et si PIPA ne le faisait pas [NDLR : vendre sur l’internet], c’est quelqu’un d’autre qui le ferait… »
De la vitesse, de la distance… et du dopage !
« Ah ! Le voilà ! »
Tom Van Gaver scrute le ciel d’un air soulagé. Son dernier pigeon vient d’arriver. L’oiseau plane un peu, puis entre dans le colombier. Un petit « bip ! » se fait entendre. Tom regarde son téléphone, puis sourit.
PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE
Le dernier pigeon de Tom Van Gaver vient d'arriver et s'apprête à entrer dans son colombier.
« C’est un nouveau système que je suis en train d’implanter. Ça fonctionne. »
La saison des courses commence ce mois-ci en Belgique et le jeune éleveur de 33 ans est prêt pour la compétition. Jusqu’au mois de septembre, il participera à des dizaines d’épreuves avec ses meilleurs pigeons.
Avec un peu de chance, il ajoutera de nouveaux trophées à sa collection et attirera la convoitise d’acheteurs étrangers, qui lui offriront des sommes mirobolantes pour ses gagnants ou leur progéniture.
En général, les courses de pigeons se déroulent comme ceci : le jeudi soir, les éleveurs amènent leurs oiseaux au club dont ils sont membres. Dotées d’une puce, les bagues des pigeons sont scannées, puis les bêtes sont mises dans des paniers par des officiels. Le vendredi, elles feront le trajet en camion jusqu’à un point précis, d’où elles seront relâchées le samedi matin aux petites heures.
Les éleveurs, eux, rentrent à la maison pour attendre l’arrivée de leurs champions.
Le samedi en fin d’après-midi, les premiers pigeons commencent à se pointer le bout du bec. Grâce à un système informatique dernier cri, leur arrivée est scannée à la seconde près. L’information est envoyée dans un « constateur » électronique, avant d’être automatiquement relayée au club, puis à la Fédération royale belge de colombophilie.
Les résultats, calculés selon une règle de trois en fonction de l’heure d’arrivée et de la distance parcourue (tous les éleveurs ne vivent pas au même endroit), sont dévoilés en temps réel.
Il y a différents types de compétitions. Les courtes distances se déroulent sur 100 ou 300 km. Mais certaines courses longue distance peuvent aller jusqu’à 500, voire 750 km. La compétition la plus mythique reste celle de Barcelone, qui oblige les pigeons belges à franchir 1200 km pour rentrer chez eux.
Si les vents sont favorables, les oiseaux peuvent voler jusqu’à 100 km à l’heure. Leur vitesse et leur endurance sont le résultat d’un entraînement régulier et d’un régime avec suppléments, pensé en fonction de la performance. On est loin des pigeons de ville qui ingèrent des frites pourries sur les trottoirs.
Les enjeux de ces courses sont si grands que le dopage est aussi une réalité. La performance des bêtes peut être stimulée avec des produits spéciaux, ajoutés dans l’abreuvoir ou administrés par des gouttes dans les yeux.
« Plus il y a de l’argent d’impliqué, plus il y a des problèmes », lance Jelle Roziers. Il dit avoir été contrôlé trois fois par les agents de la Fédération, avec des résultats négatifs. Il se dit radicalement contre le dopage. Les amendes sont salées (jusqu’à 15 000 $) et on peut être interdit de compétition pendant quelques années. « Ce n’est pas bon pour la réputation », ajoute Tom Van Gaver.
Le grand mystère
Comment les pigeons font-ils pour retrouver leur chemin ? C’est là le grand mystère. On parle d’une boussole magnétique intégrée au bec, d’un sens de l’orientation par rapport au soleil, d’une vue perçante leur permettant de se repérer avec des signes distinctifs aperçus au sol lors de vols précédents.
Mais le travail des éleveurs y est aussi pour quelque chose. Les jeunes colombidés sont entraînés en exécutant des distances de plus en plus grandes, parfois en compagnie de pigeons plus expérimentés, qui connaissent le chemin.
Comme d’autres oiseaux migrateurs, le pigeon voudra toujours revenir à l’endroit où il est né. Mais son instinct est encore plus casanier, surtout quand il sait que son ou sa partenaire l’attend dans le colombier.
« Il faut savoir les motiver », résume Tom Van Gaver.
Il arrive aussi qu’un pigeon n’arrive pas à destination. Les courses longue distance sont plus propices aux problèmes. Les rapaces sont une menace constante. La pluie, les orages et la noirceur peuvent aussi affoler leur boussole et les désorienter pour de bon.
On comprend mieux l’euphorie qui s’empare des éleveurs lorsque leurs oiseaux finissent par atterrir. Surtout après tous les efforts consentis.
« J’adore le moment où je les vois arriver, lance Jelle Roziers avec émotion. Les pigeons se vendent peut-être de plus en plus cher. Mais moi, j’ai toujours un lien d’affection avec eux. J’adore les regarder, je les connais bien. Si tu ne les aimes pas, tu ne feras jamais bien ce métier… »
Au Québec, une passion qui bat de l’aile…
Oui, la colombophilie existe au Québec. Mais elle a perdu des plumes.
Selon Gilberto Delpol, du club L’Assomption, il y aurait à peine une vingtaine d’adeptes dans la région de Montréal et pas beaucoup plus dans le reste de la province.
« Il y a 25 ans, on était facilement une centaine. Mais plusieurs clubs ont fermé », lance l’éleveur de Sainte-Anne-des-Plaines, propriétaire de 600 pigeons.
M. Delpol déplore que le Québec n’ait jamais été très ouvert aux courses de pigeons.
Ici, on ne connaît pas trop ça. On voit ça comme de la vermine. On a beaucoup de problèmes avec les voisins.
Gilberto Delpol, colombophile du club L’Assomption
Il note que l’Ontario nous devance largement dans le domaine, avec près de 600 colombophiles et des courses très payantes. « Il y a plus d’amateurs. Plus de participants. Les prix peuvent aller jusqu’à 50 000 $. »
Le « sport » existe pourtant chez nous depuis longtemps.
Si on se fie au site de la Fédération colombophile du Québec, ce sont des immigrants belges qui ont amené la colombophilie au Québec, en fondant un premier club officiel dans les années 1890. La première course officielle, d’une distance de 21,5 km, se serait tenue à Montréal en 1893, à l’angle des avenues du Parc et du Mont-Royal. Les clubs colombophiles se sont ensuite multipliés, avant de décroître de nouveau dans le dernier quart de siècle.
Aujourd’hui, c’est devenu plus difficile d’élever les pigeons, ajoute M. Deltol. Le prix des grains augmente, tout comme celui des « constateurs », ces petites boîtes permettant d’enregistrer l’arrivée des pigeons. Sans parler des médicaments, pas toujours faciles à obtenir.
Enfin, peu de jeunes reprennent le flambeau. Au Québec, la colombophilie est à l’image de ses rares adeptes : elle vieillit.
« La relève n’est pas là, regrette Gilberto Deltol, 60 ans. Pourquoi ? Parce que les jeunes sont plus sur l’internet. Ça prend du travail pour garder les pigeons en forme. Pour les nettoyer. Il faut être responsable. Avoir de la patience. Aujourd’hui, ce n’est pas tout le monde qui a cet engouement-là. »